Et si l'on s'asseyait, juste pour voir ? [Caliban]

Elle était vêtue entièrement de noir. Cheveux détachés, robe échancrée et bordée de pourpre, par dessus un léger pull à col roulé. Le tout accompagné d'une longue veste noire qui accompagnait le tissu de la robe jusqu'à ses pieds. Comme à son habitude, elle offrait un joli contraste avec son environnement : la salle des Premiers était un univers luxueux et lumineux, et les grandes fenêtres, ouvertes, laissaient rentrer les rayons du soleil. Il faisait bon. Très bon. Et la fille paraissait froide. Très froide. Elle était assise sur un canapé de cuir rouge, les pieds nus posés sur une table de verre. Leur blancheur éclairée par la lumière du jour en était presque choquante. A ses côtés, son familier s'était assoupi, tandis qu'elle sirotait lentement un verre contenant un liquide aussi rouge que ses yeux.

Sirop. De quoi déjà ? A vrai dire elle s'en fichait (et nous aussi !) pas mal, c'était bon, frais et raffraichissant. Elle avait les yeux mis clos, une mélodie dans la tête, un jour de congé, et un verre glacé. Pour peu, Jenkilah se serait endormie.

C'était sans compter son arrivée.

Il ne fit pas de bruit en s'asseyant à l'une des tables aux pieds dorés, mais la pièce était si silencieuse qu'elle l'avait entendu. Elle se releva lentement, maudissant celui ou celle qui osait troubler sa douce félicité. Elle dégagea ses cheveux de son visage et ... ne fit rien. Elle le regarda simplement.

Caliban Dal Salan. Lui !

Ils ne s'étaient pas revus depuis ... ce bal. Ce maudit bal. Où elle s'était pitoyablement ridiculisée en sa compagnie. Elle s'était presque enfuie pour mettre fin à la calamité en souhaitant le revoir le lendemain. Il se trouve que ce-dit lendemain, il n'était plus là. Alors, elle avait haussé les épaules, et comme à son habitude, avait repris sa vie solitaire. Cherchant des noises à qui la trouvait. Oubliant presque.

Elle s'était levé. Elle posa son verre avec lenteur. Lui aussi se leva. Et ils se dévisagèrent. Durant quelques minutes qui lui parurent durer une éternité. Que semblaient vouloir dire ses yeux ? Jenkilah fut prise d'un étrange sentiment. Non, elle n'avait rien oublié.

A cet instant, elle s'apercu qu'il lui avait manqué.

- Salut.

Sa voix était à son image. Rocailleuse de fatigue. Blafarde et blasée. Surprise.

Il faisait bon, et pour une fois, un soleil éclatant étendait ses rayons partout où il le pouvait. Le beau temps, curieusement, avait pour capacité d'adoucir les coeurs et de rendre tous ceux qui étaient un tant soit peu sensibles à son entourage sa bonne humeur. Cal était de ceux-là, et c'est avec une folle et curieuse envie de sautiller partout qu'il parcourait les couloirs ce matin-là. Ses pas, qu'il ne dirigeait en rien puisqu'il ne savait pas où aller, le menèrent à la salle commune des Premiers d'Omois. Oui, Omois, car il y était pour quelques jours, profitant du calme apparent de ces derniers jours pour prendre des vacances et rejoindre Tara. Tara qui était bien trop occupée pour se préoccuper de lui, qui en profita donc pour errer dans le château. Ce jour-là n'échappant pas à la routine qui s'était presque installée, il entra doucement dans la salle, remarquant une silhouette presque affalée sur l'un des canapés, le visage masqué par de longs cheveux noirs.

Il dut être moins discret qu'il ne l'eut pensé, puisque la fille - car c'en était une - se releva lentement. Il devait l'avoir dérangée. Il ouvrit la bouche pour s'excuser, mais la referma immédiatement en reconnaissant le visage s'étant tourné vers lui. Jenkilah Evil, en personne. Cal ne l'avait pas revue depuis le bal, ce bal qui avait tourné si étrangement... Trop étrangement. Il avait pensé à elle. Parfois. Il s'était demandé ce qu'elle faisait à l'instant où il y pensait. Souvent. Il avait fait comme s'il l'avait oubliée. Toujours. La jeune fille s'était levée, et il la détailla lentement, se moquant du fait qu'elle le remarque. Qu'elle le fasse remarquer également. Son regard dévia sur le liquide qu'elle buvait, avant de revenir sur elle. Il s'était levé en même temps qu'elle, sans trop s'en rendre compte. Cette rencontre lui faisait bizarre, c'était trop étrange.
Elle brisa le silence en murmurant un "salut", auquel il répondit sans masquer son étonnement.

- Salut, Jenkilah.

Il la détaillait. En silence, et sans mépris. Ce n'était pas le dédain habituel, tel celui qui trainait dans les yeux de tous ses interlocuteurs "habituels", c'était juste de la surprise que l'on pouvait lire dans ses prunelles grises. Surprise qui passa par son visage. Par son expression. Par son ton.

Jenkilah. Etrangement, entendre son nom dans cette bouche la fit frissonner.
Il y avait ceux qui l'appellaient Mademoiselle. Auxquels elle ne répondait jamais.
Il y avait ceux qui l'appellaient Jeune Première. Devant lesquels elle était souvent contrainte à baisser les yeux.
Il y avait celui qui l'appellait Jenki. Et qui ne l'appellait désormais plus.
Il y avait enfin ceux qui l'appellaient Jenkilah. Avec tout le mépris du monde, avec toute la haine du monde, ou encore avec la supériorité de celui qui se sent, se crois ou se sait supérieur. Mais jamais on n'avait prononcé le Jenkilah ainsi. Avec simplicité. Et avec ... curiosité.

Il la détaillait. Elle vit son regard la détailler, détailler son breuvage également. Elle adressa en réponse à sa question silencieuse un haussement d'épaules.

- Je ne sais plus ce que c'est. Sirop je crois. De quoi, en fait, je ne suis même pas sûre de l'avoir su un jour.

Elle ajouta devant son air étonné :

- Juste au cas où tu me poserais la question.

Elle lui tourna le dos quelques millisecondes, juste pour poser sur la table le verre qui l'encombrait plus qu'autre chose. Et de nouveau lui fit face.
Bien, et maintenant, nigaude ? Un jour, elle penserait à améliorer ses qualités d'oratrice. Parce qu'elle était vraiment, vraiment très mauvaise à ce petit jeu.

Blanc. Réflexion. Il attendait qu'elle parle ou ...

- Je ne m'attendais vraiment pas à te voir ici, et aujourd'hui.

Ou même un autre jour, ajoutèrent ses yeux.

Il avait conscience qu'elle savait qu'il la regardait avec un peu trop d'insistance. Il s'en moquait royalement. Encore. Cette façon d'être sans-gêne était une habitude trop ancrée en lui pour qu'il ne fasse ne serait-ce que tenter de la changer pour faire bonne impression... Bonne impression. On ne fait bonne impression que devant des personnes dont on ne connaît rien. Devant qui on doit simplement avoir l'air normal, classe, ne pas faire de faux-pas, parce qu'un jour il décidera de vous, d'une manière ou d'une autre. On fait bonne impression pour ne pas faire honte à ses parents, ou devant un supérieur. Pas devant une fille qui se l'est jouée Cendrillon un soir de bal, après s'être échappée en courant. Pas devant cette fille, justement parce qu'elle n'a pas été superficielle ni trop parfaite. Alors que Jenkilah lui expliquait ce que contenait le verre - ah ben oui, il s'était demandé si c'était du sang aussi..., il remarqua avec un amusement qu'il masqua que le liquide avait rougi les lèvres de la jeune fille, formant un contraste encore plus marquant qu'habituellement.

- C'est vrai que je me le demandais, se contenta-t-il de répondre à sa seconde phrase.

Caliban profita de l'instant où elle lui tourna le dos pour inspirer, la tête emplie de pensées plus ou moins inutiles, mais toutes aussi prenantes sur l'instant. Jenkilah se tourna de nouveau vers lui. Il reprit contenance, se permettant un petit sourire en coin à moitié malicieux, histoire d'avoir l'air plus naturel. Raté, songea-t-il. Il avait l'air parfaitement idiot. Son sourire disparut malgré tout dès qu'elle prit la parole. Il se surprit à penser qu'il aimait bien le timbre de sa voix... Et se rappela qu'il devait répondre, ce qu'il fit après un bref moment de silence qu'il s'accorda.

- Moi non plus. Mais je suis... Heureux de te revoir.

Hésitation. Parce qu'il avait peur de ce que pouvait penser la jeune fille. Peur peut-être de sa réaction, puisqu'il ne parvenait pas à la cerner, à la comprendre. Il n'y était parvenu durant le bal, il n'avait pas eu l'impression de pouvoir y parvenir un jour. Pas plus que maintenant.

*Pourquoi ton sourire a-t-il disparu ?*

- Moi non plus. Mais je suis... Heureux de te revoir.

*Moi aussi. Moi aussi mais …*
Mais Jenkilah se tut. Et haussa tout simplement les épaules.

Comment, par Dermiderus COMMENT avait-elle pu s'attacher si vite à quelqu'un ? La froide, la distante, la fermée Jenkilah ? Comment avait-elle pu éprouver pour quelqu'un quelque chose d'autre que de la haine ? Ou que du mépris ? Elle n'avait jamais eu d'amis. Amitié : était-ce cela ? Un sentiment fort, qui vous attache les poings en vous persuadant que vous êtes encore en train de frapper ? De vous battre ?

Jenkilah ne comprenait pas. Ne comprenait plus. Ce n'était pas possible. Le petit Voleur était gentil, bourré d'humour et de cette singulière qualité : la sociabilité. Comment pourrait-elle s'entendre avec lui, elle qui ne connait de ces mots à peine l'orthographe ? Elle se souvenait du soir du bal comme d'une pure erreur. Elle avait fait l'erreur de rencontrer quelqu'un. Elle avait fait l'erreur d'accepter son invitation au bal. Elle avait fait l'erreur de refuser de se rendre au bal. Elle avait fait l'erreur de se rendre au bal. Elle avait fait l'erreur de s'enfuir du bal. Elle avait fait l'erreur de se réfugier dans le parc privé. Et il l'avait suivie. Pourquoi ? Pourquoi lui ? Et surtout, pourquoi elle ?

Mais surtout, elle avait fait l'erreur de pleurer. Devant lui, elle avait versées les larmes qu'elle ne voulait plus jamais voir couler. SES larmes, à elle. Et lui l'avait acceptée telle qu'elle. Avec toute la gentillesse et toute la compréhension du monde. Il l'avait supportée. Mais surtout, il l'avait écoutée.

Pour la première fois de sa vie, quelqu'un avait eu de la considération pour elle. Elle se haïssait d'avoir faiblit ; mais parce que c'était devant lui, elle refoulait ce sentiment. Parce qu'il avait été là pour elle. Il avait suivit ses erreurs et n'y avait prêté qu'une minime attention. Et parce que cela l'avait fait s'ouvrir. Grandir.

Ensuite, elle l'avait perdu de vue. Et sa mémoire avait enfermé ce souvenir au creux d'elle même. Comme on enferme les espoirs portés par un rêve. Et ce fut comme si ce soir là n'avait jamais existé. Comme s'IL n'avait jamais existé. Le voir surgir devant elle la troublait. Profondément. Et il lui avait manqué. Et oui, elle était également contente de le revoir. Mais l’avouer ? En était-elle seulement capable ? Même ... après ce blanc formidable ?...

- Ah euh … oui, moi aussi, ca me fait … plaisir.

*Ha ! Ça n’a pas l’air*
*Grmlblm ... M’en fiche*
*Tu en es sure ?*

Et bien non. Non, elle n’en était pas sure. Pour tout avouer, elle était perdue. Complètement larguée. Elle ne savait pas comment réagir. Et se sentait mal à l’aise : Loods avait raison, elle passait pour quoi là maintenant ?

Pour une idiote. Mais il devait avoir l’habitude maintenant, non ?

Jenkilah n'était pas très convaincante. Caliban la connaissait peu, mais il avait apprécié le peu qu'il avait vu de la jeune fille. Etrange, elle l'était, c'était une chose certaine. Mais c'était sûrement ce qui l'avait intéressé. Cal avait beau être un clown qui faisait de l'humour à tout bout de champ, il n'en était pas moins intelligent, et surtout curieux. Très curieux. Et une fille aussi renfermée, secrète, ça l'attirait, forcément. Il avait envie de découvrir ce qui la rendait si peu bavarde, si... imprévisible. Le Voleur esquissa un faible sourire.

- Et, hum... Qu'est-ce que tu deviens, alors ?

Gêne. Terrible gêne. Habituellement, Cal comblait les vides dans les conversations par des blagues, des petites touches d'humour qui rendaient aussitôt à la conversation sa bonne humeur habituelle. Sauf que, dans ses souvenirs, il n'avait pas eu de conversation joyeuse avec Jenkilah.

- Non, oublie, j'aime pas ce genre de conversations. Je peux goûter à ton truc, là ?

Naturel. Une caractéristique que Cal possédait en grande masse. Le naturel. Rien n'était dans l'apparence, il vivait sa vie et se moquait du reste. Il souriait, riait, souffrait, pleurait, et ce, devant tout le monde sans la moindre honte. Il se mettait à nu devant n'importe qui, la plupart du temps. Il dévoilait ses pensées, sans crainte du ridicule et du jugement. Naïf ? Peut-être. Jenkilah semblait son contraire absolu. Discrète autant qu'il s'exhibait partout où il passait. Froide tout comme il était chaleureux. Leur point commun était probablement leur imprévisibilité. Il savait se montrer aussi discret qu'elle, sûrement, mais uniquement lorsqu'il travaillait. Lorsqu'il volait, par exemple.
Il avait en quelque sorte oublié les évènements du bal. Les détails, surtout. Il avait souvent repensé au bal, mais pas au fait qu'il avait bien aimé sa robe, et sa coiffure. Il se souvenait aussi de son sourire triste quand ils s'étaient retrouvés après sa fuite. Ce genre de choses, qu'en général, Cal ne se remémorait pas. Il était observateur, c'était sa fonction de Voleur qui le voulait. Mais il devait reste attentif au détail autour de lui, par se focaliser sur un simple sourire. Sauf que ce sourire n'avait rien eu de simple. Il masquait tout un tas de sentiments et de pensées que Caliban voulait absolument découvrir. Trop curieux pour son bien, cet enfant, aurait dit un adulte. Ce n'était plus de la curiosité, c'était de l'intérêt. Il y avait une différence entre les deux, la curiosité étant quelque chose que l'on veut satisfaire pour soi : on a la satisfaction de savoir ensuite. L'intérêt, c'est quand on s'inquiète et qu'on veut savoir pour ensuite pouvoir aider.
Cal ne savait pas si Jenkilah avait besoin d'aide. Probablement pas.
Mais si c'était le cas, il se doutait qu'il serait là pour lui offrir ses services.

Salut. Comment vas-tu. Que deviens-tu. La conversation partait dans une direction que Jenkilah n'appréciait pas. Elle n'aimait pas parler d'elle. Et ce n'étais même pas seulement une question de gout ; on pouvait plutôt la justifier par la ... peur. Jenkilah avait des secrets, oh combien trop de secrets. Parler c'était risquer de se dévoiler. Et ce dévoiler, c'était hors de question. Alors Jenkilah s'était forgé un tempérament renfermé, s'était construit un masque de froideur et de désintérêt. Si elle ne s'intéressait à personne, personne ne s'intéresserait à elle, ce n'était pas plus compliqué.

Le problème était que désormais, elle s’intéressait à quelqu'un. Quelqu’un d’agréable, d’ouvert, et sans fardeau surement, ou du moins pas aussi lourd que le sien. Quelqu’un de radicalement opposé à elle. Quelqu’un qui lui tendait la main avec un sourire si brillant …

- Non, oublie, j'aime pas ce genre de conversations. Je peux goûter à ton truc, là ?

Non, il n’y avait pas que ce sourire. Il y avait aussi ses yeux gris, pétillants de malice, et cette attitude naturellement désinvolte qui brisait tous les froids entre eux. Jenkilah avait bien tenté de répondre à la précédente question du voleur, mais le vague « Eh bien » qu’elle avait bafouillé s’était noyé dans la maladresse qui les opposait. Alors oui, elle avait, silencieusement mais profondément remercié Cal lorsqu’il avait posé la seconde question, faisait sauter un imperceptible verrou.

Elle regarda son verre posé sur la table comme si elle venait de découvrir que c'est elle qui l'avais mis là.

- Oh, euh … oui, si tu veux.

Bonjour, je m’appelle Jenkilah, je suis une sale gosse pleine d’assurance, à la répartie sans faille, mais qui fond devant de particuliers yeux gris … Elle tenta d’esquisser un sourire aimable, le saisit et le lui tendit. Un frisson la parcourut lorsque leurs deux mains se frôlèrent à la rencontre du verre. Elle eut alors le stupide réflexe de le lâcher.

La moquette immaculée de la salle ne dut son salut qu’aux réflexes du Premier Sortcelier. Le contenu du gobelet tangua dangereusement mais il n’y eut qu’une seule goutte du liquide rouge sang qui s’écrasa sur le sol. Jenkilah hésitait entre la honte, le malaise et l’excuse, avant de mêler un peu des trois dans un tout petit :

- Ouups …

Puis elle fit ce qu’elle savait le mieux faire face au petit Voleur : elle le regarda, rougit, et se tut.

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